Un itinéraire mythique, un chapelet de villages pittoresques, des paysages exceptionnels, des cités viticoles réputées, des vignerons passionnés : la Route des Vins d'Alsace vous invite aux plus belles découvertes. Instaurée officiellement comme route touristique en 1953, la Route des Vins d’Alsace serpente amoureusement à travers vignes et coteaux sur plus de 170 km, du nord au sud du territoire. Elle traverse près de 119 communes viticoles où plus de 720 producteurs vous ouvrent les portes de leur cave, pour partager leur passion du vin. www.routedesvins.alsace/un-itineraire-exceptionnel
Voici la promesse offerte depuis 1953 par les promoteurs de cette route devenue mythique. Mais qui donc a eu cette idée folle ? Qui sont les initiateurs de la route des vins d’Alsace et quel est le contexte de sa mise en scène ? Parcourons ensemble 70 ans d’Histoires de la Route des Vins d’Alsace.
ROUTE : de rupta n.f.
Grande allée percée dans une forêt.
Voie pratiquée pour aller d’un point à un autre
Un article rédigé en mars 2023 par Caroline CLAUDE-BRONNER, guide-conférencière en Alsace
La présence du vignoble est attestée en Alsace depuis l’Antiquité romaine. Cette culture a connu un développement majeur au Moyen Âge, profitant d’une position clef au carrefour d’importants axes de communication. Au XIXe siècle, le vignoble alsacien connaît un lent déclin en quantité et en qualité. Les maladies de la vigne puis l’annexion de la région par le Reich en 1870 a coupé en bonne partie les liens commerciaux ancestraux. Après 1919, le vin d’Alsace doit reconquérir sa place sur le marché français et entame dans la douleur une mue vers la qualité. Malheureusement cet effort est stoppé par la deuxième guerre mondiale. La Libération de 1945 est un soulagement mais le monde du vin et de la vigne se remet difficilement de plus de 100 ans d’épreuves. Il faut alors à la fois produire du bon vin et reconquérir des marchés. Voici où nous en sommes en 1953 mais pour mieux comprendre les raisons de la création de la Route du Vin revenons tout d’abord en arrière.
Brève archéologie de la route des Vins d’Alsace : Mais qui donc voyage sur la route des Vins avant la route des Vins ?
Les premières routes construites en Alsace ont permis aux soldats romains de protéger la frontière. Les routes romaines étaient accompagnées d’infrastructures telles que des relais et bien sûr faisaient l’objet de cartographies précises. Certains tracés qui reprennent les anciens chemins celtes constituent toujours des voies de circulation très fréquentées. La "route dite des collines et des villas" est très proche de l'actuel tracé de la Route du Vin.
Une autre catégorie d'usagers de la route sont les pèlerins. Le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle qui traverse toujours le piémont alsacien présente d’ailleurs des analogies troublantes avec l’actuel tracé de la route des vins. Là aussi des infrastructures telles que refuges, chapelles et hôpitaux ont été aménagées et pour certaines sont toujours présentes dans le paysage.
Les routes servent également au déplacement des commerçants. L’enjeu est double, il s'agit à la fois de sécuriser la circulation sur les routes commerciales par la construction de châteaux et de villes fortifiées et de les rendre rentables par l’installation de douanes et de péages. Depuis le Moyen Âge, le commerce du vin structure en profondeur le paysage des collines sous-vosgiennes. Les marchands ayant besoin à la fois d’infrastructures et d’intermédiaires compétents pour transporter le vin depuis le tonneau jusqu’au consommateur final : auberges, gourmets, routes, lieu de jaugeage, chargeurs de vin, bateliers, zones portuaires. Des lieux du commerce du vin qui resteront en usage jusqu’au XIXe siècle.
Avec la révolution industrielle apparaît le chemin de fer (la ligne Strasbourg-Bâle est inaugurée en septembre 1841) et le bateau à vapeur. Un nouveau « regard sur le paysage » est initié par le mouvement romantique qui met en scène les ruines et les montagnes. C'est le grand début du « tourisme moderne », une invention anglaise qui permettait aux jeunes élites de faire « le grand tour » et qui grâce aux moyens de transports modernes va se développer. Le tourisme en Alsace, s’adresse tout d'abord à une élite qui veut découvrir la montagne et pratiquer les sports d’hiver, puis tout doucement se développe une véritable industrie du tourisme avec la construction d'hôtels et d'itinéraires de découverte des quartiers pittoresques des villes alsaciennes.
Dans le vignoble alsacien cependant, la situation n’est pas glorieuse, les maladies de la vigne et les problèmes de débouchés commerciaux ne vont pas épargner les vignerons. De nombreux négociants éclairés vont alors mettre en bouteilles leurs meilleurs crus. Apparaissent les premières étiquettes et les premières publicités, ainsi que les premières foires aux vins et des lieux de promotion telle la « Bourse aux vins de Colmar ».
A l'issue de la Première Guerre Mondiale, les élites vont se lancer à la conquête des paysages pittoresques avec leurs voitures rutilantes. C’est également le temps des voyages en train et en autobus amplifiés à partir de 1936 avec l’instauration des congés payés. De nombreuses initiatives de mise en valeur du patrimoine du vignoble apparaissent. A Colmar, Hansi est à la manœuvre et reconstitue une cave alsacienne au Musée Unterlinden dont il est le conservateur depuis 1923. Il s'agit d'une des toutes premières exposition historique consacrée au patrimoine vitivinicole alsacien. Voir mon article de blog consacré à la cave alsacienne du Musée Unterlinden
A partir de 1933, l'Alsace se retrouve en première ligne face à l'Allemagne et au pouvoir National Socialiste. Un affrontement idéologique se construit aux frontières de la France et de l'Allemagne et le vin et la vigne n'en sont pas exclus. C'est une des raisons pour lesquelles, Colmar va accueillir en mai 1936, la IVe Fête Nationale des Vins de France en présence du Président de la République Albert Lebrun. Les nuages noirs s’accumulent de plus en plus au-dessus du vignoble alsacien et comme l’écrit dans le programme officiel le Maire de Colmar Edouard Richard «Si nous ne pouvons être des moissonneurs joyeux, sachons être, du moins, des semeurs confiants» malheureusement, ce bel enthousiasme est stoppé net par la deuxième guerre mondiale et l’annexion de fait.
1935 : La première route du vin au monde est allemande ...die Deutsche Weinstraße
La toute première route du vin au monde est allemande : c'est la route des vins du Palatinat. Elle date de 1935, et s'inscrit dans la politique du pouvoir National Socialiste. Ses 85 km en partie construits spécialement partent de la frontière française, à Schweingen-Rechtenbach, où se dresse une Porte du vin allemand monumentale : Das Deutsche Weintor construite en 1939. Le Gauleiter Bürckel souhaitait ainsi favoriser la vente à la propriété et sortir les vignerons de la crise due à la surproduction et au recul des échanges découlant de l’interdiction faite aux Juifs de toute activité commerciale. Pour en savoir plus, je vous recommande un article publié dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 8 Mai 2016, "Deutsches Weintor : Als der Gauleiter im Grenzdorf Schweigen das Sagen hatte."
En Alsace, durant la période d’annexion de 1940 à 1945, l’occupant nazi impose des arrachages, un remembrement et une quête de productivité qui doit faire de l’Alsace le joyau de la viticulture du Troisième Reich. Parmi les films de propagande réalisés dans les années 1930 et diffusés dans la région pendant la guerre, on trouve plusieurs titres sur la culture de la vigne. Un film va jusqu’à vanter une Grande route des Vins européenne (unifiée sous la bannière nazie) allant du Palatinat jusqu’à la Méditerranée.
1937 : Les bourguignons créent la première route des vins française : la Route des Grands Crus de Bourgogne
La couverture de l’ouvrage « Le vin de Bourgogne, la Côte d’Or », édition de 1937 par Camille Rodier vous rappelle t’elle quelque chose ? Oui c'est bien du Hansi. En effet, le bourguignon Camille Rodier est un ami du célèbre dessinateur alsacien Jean-Jacques Walz dit Hansi, qui se réfugie souvent chez ses amis bourguignons. Dans son très bel ouvrage consacré au « Clos de Vougeot », le regretté Jean-François Bazin indique que Hansi est promu grand héraldiste de la confrérie des Chevaliers du Tastevin cofondée par Camille Rodier et qu'il en a composé en 1935 l'image toujours actuelle. Hansi est également très lié à Mme Renée Cosson, banquière parisienne qui devient propriétaire en 1938 du célèbre Clos des Lambrays en le rachetant aux frères Rodier. Il en réalisera également l'étiquette.
Dans leur article, "La Route des Vins et l’émergence d’un tourisme viticole en Bourgogne dans l’entre-deux-guerres", les universitaires Olivier Jacquet et Gilles Laferté nous présentent les raisons de la création de la toute première route touristique vitivinicole en France : la Route des Grands Crus de Bourgogne.
"À la fin du XIXe siècle, les guides excluent totalement la gastronomie et la vigne des visites qu’ils proposent aux touristes de passage en Bourgogne. Seuls les sites naturels et les monuments historiques attirent l’attention des voyageurs. La gastronomie et le vin sont alors perçus et vendus comme des produits de luxe aristocratiques et internationaux – c’est-à-dire territorialement désincarnés. Le poids du négoce et sa liberté en termes de vinification (capacité d’assemblages de vins d’origines géographiques différentes) conditionnent amplement cette réalité. À la fin des années 1930, la transformation des normes de production et de commercialisation des vins en faveur d’un système d’appellations d’origine, combinée à la réinvention culturelle des folklores régionaux et aux volontés républicaines de valoriser les petites patries au sein de la grande patrie française, vont bouleverser les représentations régionales. En s’appropriant les concepts folkloristes républicains, les acteurs du marché des vins fins bourguignons vont ainsi réinventer l’univers de sens du produit. Ces initiatives aboutissent à la création d’une nouvelle réalité touristique pour la Bourgogne, désormais visitée pour ses vignes et ses vins, réalité qui se concrétise en 1937 par la création, en Bourgogne, de la toute première route touristique vitivinicole en France."
Gilles Laferté explicite plus en détail la volonté de "ressusciter le folklore pour faire du profit" et les stratégies mises en place par certains acteurs du monde viticole bourguignon dans l'article La production d’identités territoriales à usage commercial dans l’entre-deux-guerres en Bourgogne, Cahiers d’économie et sociologie rurales, n° 62, 2002.
C'est ainsi que dès 1937, la route touristique dédiée à la vigne et au vin qui traverse le vignoble de Côte-d’Or, de Dijon à Chagny s’impose comme la première voie automobile de ce genre en France.
1953 : Enfin la route des Vins d’Alsace arrive pour reconstruire les corps et les cœurs.
La deuxième Guerre Mondiale, l'annexion de fait et les combats de la Libération ont fortement éprouvé l'Alsace et ses habitants. Le vignoble est dans un triste état. Il s'agit à présent non pas seulement de reconstruire les villages et les infrastructures viticoles mais aussi de reconstruire les corps et les cœurs.
1945 : l'Ordonnance du Général de Gaulle donne de l'élan
L'ordonnance n° 45-2675 du 2 novembre 1945 dite du Général de Gaulle relative à la définition des appellations d'origine des vins d'Alsace permet de relancer le processus de la reconnaissance des Vins d'Alsace dans la grande famille des appellations françaises.
1947 : La Confrérie Saint Etienne est refondée.
La Confrérie Saint Etienne refondée en 1947 est étendue sous la houlette du grand Maître Philippe Rieder au vignoble alsacien en entier en 1951. Le siège social est installé au caveau des Vins d’Alsace 1, place de la gare à Colmar. Il s'agit là d'un signal fort, vignerons, élus et médias à s’intéressent à nouveau au vin d'Alsace et à la mise en scène de son patrimoine.
1948 : Première Foire Régionale des Vins d'Alsace à Colmar
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’économie alsacienne se trouvait sinistrée et le moral en berne. Georges Lasch, secrétaire général de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Colmar, soutenu par la municipalité et le groupement des Producteurs Négociants du vignoble alsacien, relance la foire aux vins de la région de Colmar qui existait déjà depuis les années 1927 et créa la Foire Régionale des Vins d’Alsace en lui donnant un rayonnement régional, un succès qui ne se démentira jamais à ce jour.
N'oublions pas que 1953, pour l'Alsace c'est à la fois le Prix Nobel de la Paix qui vient d'être décerné au plus célèbre des alsaciens le Docteur Albert Schweitzer mais également, le triste "Procès de Bordeaux" et le drame des Malgré-Nous. Il est plus qu'urgent de donner à l'Alsace une image non pas d'éternelle victime mais de mettre en scène une Alsace belle et généreuse : la Route du Vin d'Alsace en sera le porte étendard.
L'historien Claude Muller, dans son article "Le paradigme de la mise en scène paysagère, l'exemple de l'Alsace (XVIII°-XX°siècle)" publié dans Terres des hommes, terres du vin, aux Presses universitaires François-Rabelais nous explique les raisons profondes de la création de la Route des Vins. : "Grattons maintenant le vernis événementiel pour aller au fonds des choses. Pourquoi l'Alsace, jusque-là en retard, et ce depuis 1648, sur les autres vignobles français et qui vend encore son vin en tonneau et non en bouteilles au début du XX° siècle, entre-t-elle brusquement dans la modernité, en se dotant d'une des premières routes du vin en 1953 ? Economiquement le vin alsacien souffre. Il ne se vend pas ou peu en vieille France. Et celui qui se diffuse au comptoir du bistrot parisien est un mauvais petit blanc soufré, malgré la nappe proprette à petits carreaux blancs et rouges sur laquelle il est servi. Surtout 1953 est l'époque du procès de Bordeaux, jugeant le massacre d'Oradour, ou des Alsaciens incorporés de force dans les SS sont jugés et condamnés. Il s'agit, en Alsace, de faire œuvre patriotique. Le vignoble devient une mise en scène d'une région tricolore. Utiliser le beau pour faire vendre. La reconstruction d'après 1945 avec les sommes issues des dommages de guerre se termine vers 1955. (...) Les géraniums au balcon, carte postale d'une Alsace riante, soutiennent l'effort entrepris vers le beau. Chacun des phénomènes relatés paraît indépendant de l'autre a priori. Pourtant des prises de conscience plus précoces que d'autres les rassemblent pour en faire un programme, voire une politique."
1953 : Qui sont les promoteurs de cette mise en scène ?
Au niveau local, il convient de citer les deux présidents des Associations départementales du Tourisme du Bas-Rhin et du Haut-Rhin : Pierre Pflimlin (1907-2000) également Président du Conseil Général du Bas-Rhin et le mulhousien Georges Bourgeois (1913-1978) alors Président du Conseil Général du Bas-Rhin et membre du Conseil supérieur du Tourisme.
De nombreux élus locaux et en particulier les maires concernés par le tracé furent également associés ; citons notamment le Maire de Marlenheim de 1945 à 1971, l'avocat Rodolphe Klein, ami, collègue et allié politique de Pierre Pfimlin.
Il faut évidemment évoquer, le rôle de premier plan de l'Etat qui dans les années de la reconstruction est à la manœuvre du développement touristique. Citons tout particulièrement les préfets alors en charge : René Paira, préfet du Haut-Rhin de 1945 à 1947 puis du Bas-Rhin de 1947 à 1951. Originaire d'une vieille famille de vignerons de Riquewihr, il eu très à coeur la promotion du vin d'Alsace et le soutien à la viticulture avant et après la guerre. Il évoque pages 217 et 218 de son ouvrage "Affaires d'Alsace - souvenirs d'un préfet, sa décision de "prendre les choses en main" en ce qui concerne l'implantation des panneaux de la Route du Vin d'Alsace.
Paul Demange, préfet du Bas-Rhin (ce dernier natif de Sélestat a été nommé préfet du Bas-Rhin du 16.10.1951 au 21.1.1956 et était très impliqué au niveau local) et Georges Bernys, préfet du Haut-Rhin (nommé le 1.9.1947 à la préfecture du Haut-Rhin, il quitta Colmar le 31.7.1955) mais également de nombreux sous-préfets.
Le rôle de Jean Boucoiran, directeur général au Tourisme est également fondamental. En effet, le Conseil supérieur du tourisme vient d'être créé en 1952 et son tout nouveau directeur général du tourisme est Jean Boucoiran. Ce dernier s’appuyant sur des hommes tels que Guy-Louis Herpin et une équipe de spécialistes qui a comme objectif de relancer l’économie touristique en France.
Pour les vignerons retenons les noms de Fritz Boeckel, président du Groupement des Producteurs Négociants du Vignoble alsacien et de Louis Klipfel, président de l’AVA de 1953 à 1967.
Quant aux communicants, ils sont de premier plan. En effet, afin de préparer intellectuellement les esprits, la toute nouvelle revue trimestrielle Saisons d’Alsace, consacre son N°3 de l’année 1952 à la Route du Vin. Un tirage spécial va permettre la diffusion à grande échelle de ce projet. Pour ce numéro, Antoine Fischer, le directeur Rédacteur en Chef des Saisons d’Alsace fait appel à d’éminentes personnalités comme Pierre Pfimlin alors Ministre de la France d’outre-mer, René d’Alsace, le Comte de Paris, Georges Duhamel, André Siegfried, Jean-Louis Vaudoyer, Jean Cocteau, Jean Marais, le Prince Rainier, Christian Dior, Curnonsky mais également à des vignerons comme Fritz Boeckel et Joseph Dreyer ou au Docteur Joseph Pfleger et à Paul Eppling de l’Office International du Vin. C’est le dessinateur Eugène Noack qui se charge de l’ensemble des illustrations. Ce numéro sera un énorme succès.
L'enthousiasme de Médard Barth au sujet de la Route du Vin d'Alsace est à remarquer. En effet, le chanoine Barth consacre un chapitre entier de son célèbre ouvrage "Der Rebbau des Elsass" paru en 1958 à saluer le numéro spécial de Saisons d'Alsace ainsi que la création de la Route du Vin. Il s'agit du chapitre 12 intitulé : "Der Colmarer Weinmarkt, die Zeitschrift "Saisons d'Alsace" und die Neue Weinstrasse im Dienst der Weinpropaganda" (pages 486 à 489). Médard Barth évoque notamment le rôle important des "ambassadeurs" ministres, parlementaires, diplomates et journalistes venus en Alsace pour la première réunion du Conseil de l'Europe en 1949 et avec lesquels des liens vont se tisser car comme l'écrivait Joseph Muller dans Saisons d'Alsace N° 4 - 1949 numéro spécial publié à l'occasion de la première session du Conseil de l'Europe: "On ne connaît pas l'Alsace, si l'on n'a pas vu son vignoble, si l'on a pas dégusté ses vins".
Pour se mettre dans l'ambiance de 1953, je ne résiste pas à vous faire découvrir le texte proposé par Pierre Pflimlin et intitulé : "Découverte de l’Alsace par la Route du Vin".
"Il n’est pas de meilleure manière de découvrir l’Alsace que de suivre la Route du Vin. Entre la montagne et la plaine, le paysage alsacien se révèle dans sa diversité. Coteaux chargés de vignes, ruines médiévales, vieilles cités enchâssées au débouché des vallées présentent une succession d'images où les œuvres de l'homme et les sortilèges de la nature composent des harmonies d'une étonnante richesse. L'histoire de l'Alsace ressuscite à chaque tournant de route. Les anciennes villes d'Empire ont conscience d'être les berceaux de la tradition démocratique alsacienne, où l'idéologie cède le pas au goût des libertés concrètes, où la revendication des droits ne fait pas oublier les devoirs et les responsabilités du citoyen. Les jours d'épreuve et de gloire revivent au pied du Vieil Armand, où dorment 60 000 morts de la guerre de 1914, aux alentours du vignoble de Turckheim, où triompha Turenne, dans les cités vigneronnes détruites au cours du terrible hiver 1944-1945, actuellement reconstruites - et fort bien reconstruites - où l'ultime résistance allemande s'effondra sous les coups du général de Lattre de Tassigny et de nos amis américains. Depuis la pointe septentrionale du vignoble on aperçoit, derrière les ruines du Geroldseck et du Haut Barr, le col de Saverne où le « beau jardin» apparut autrefois aux yeux de Louis XIV et où surgit soudainement, un jour de novembre 1944, fonçant sur Strasbourg la 2° Division Blindée entraînée par le général Leclerc. Dominant le paysage, au-dessus des champs de bataille chargés de deuils et des vignobles enluminés de soleil, le mont Sainte-Odile éclaire le destin mouvant de l'Alsace en le plaçant dans la plus haute perspective spirituelle.
La Route du Vin permet enfin de découvrir la personnalité alsacienne sous son aspect le plus typique, qui est le tempérament. La démarche un peu lourde des passants ne trompera plus ceux qui auront aperçu soudain dans le regard du vigneron un éclair de malice et qui auront vu pétiller autour d'une bouteille de Riesling cet humour alsacien qui n'est pas la forme la moins subtile de l'esprit français. Mais la bonne humeur n'est pas ici signe de facilité. Le vignoble a subi de lourdes épreuves et connaît encore de graves soucis. Pendant la période d'annexion, de 1871 à 1918, les vins d'Alsace furent traités en parents pauvres des vins du Rhin allemands, bons tout juste à être incorporés dans des mélanges opérés par les soins et au profit des négociants germaniques. Après la désannexion, on se demanda avec quelque inquiétude si le vin d'Alsace pourrait prendre pied sur le marché français, dominé par le prestige éclatant des Bourgognes, des Bordeaux et des Champagnes. Certains parlaient d'arracher les vignes et de les remplacer par des mirabelliers. Mais le vigneron alsacien, convaincu que des années françaises ne pouvaient être que de bonnes années, n'écouta pas les semeurs de pessimisme. Il engagea, à partir de 1919, une grande bataille qu'il a magnifiquement gagnée, la bataille de la qualité. Améliorant les cépages, perfectionnant les méthodes de vinification, il a réussi à donner aux vins d'Alsace un lustre qui leur a donné accès au cercle privilégié des grands vins français. Nos vins ont été, pour l'Alsacien que je suis, la source de bien des satisfactions d'amour-propre. Je les ai vus briller à Paris sur les tables les plus illustres. J'ai entendu vanter leurs mérites à New York où l'on me déclarait, en 1948, que les vins d'Alsace avaient été, après la Libération, les meilleurs ambassadeurs des vins de France sur le marché américain. Je les ai rencontrés au Sénégal, au Soudan, en Côte d'Ivoire, où leur fraîcheur et leur faculté de conservation en font la boisson préférée des coloniaux.
Il faut rendre grâce aux pionniers - tout le monde, sur la Route du Vin, connaît leurs noms - qui ont su hausser nos vins au premier rang et les lancer sur les routes du monde. Il faut féliciter tous les vignerons, petits et grands, dont le savoir-faire et les patients efforts ont été récompensés. Mais il faut aussi rendre l'espoir à ceux qui peinent sur des terroirs moins généreux, souvent exigus, pour des résultats souvent décevants La coopération, dont le développement a été parfois ralenti par un individualisme excessif, est l'une des voies où il faudra s'engager. S'il est encore des ombres au tableau, le voyageur qui aura parcouru la Route du Vin emportera finalement - j'en suis sûr - un sentiment d'optimisme. Sur la toile de fond, que composeront à ses yeux paysages et tableaux d'histoire, se détachera la figure du vigneron alsacien qui, à force d'énergie et d'intelligence, a enrichi le patrimoine français de joyaux précieux, sources de joie et de vigueur, témoins des vertus de la race, symboles d'une victoire de l'esprit."
30 Mai 1953 : Enfin vint le grand jour de l'inauguration de la Route du Vin d'Alsace
Afin de convier les officiels et la presse, les promoteurs de la route des Vins ont organisé un rallye automobile le 30 mai 1953. Deux convois sont partis en même temps : l’un de l’extrémité nord du vignoble alsacien à Marlenheim et l’autre depuis le sud au niveau de la ville de Thann. Cet événement est un véritable florilège pour la presse comme pour les vignerons qui s'empressent de proposer dégustations de vins et visites touristiques sur le trajet de la course.
Voici le programme de l'Inauguration offerte par M. Thomas Boeckel dont le grand oncle Fritz Boeckel avait été un des membres du comité d'organisation au titre de Président du Groupement des Négociants-Viticulteurs du Vignoble Alsacien.
Le banquet officiel du déjeuner s'est tenu au Grand Hotel des Trois-Epis puis a été suivi en soirée d'une réception par la Municipalité de Colmar dans la grande salle de l'Ancienne Douane et des Assises de la Confrérie de Saint-Etienne. La journée s'est clôturé en musique devant l'Ancienne Douane avec des extraits des "Scènes Alsaciennes" de Jules Massenet.
La promotion de cet outil de valorisation du terroir et du paysage va ensuite se répercuter d’année en année notamment par l'édition d’un guide dédié.
Le Comité interprofessionnel des vins d’Alsace, qui unit les viticulteurs et les vignerons depuis mai 1963, ne manquera pas les occasions de faire connaître l'itinéraire en sponsorisant des rallyes automobiles et en plaçant opportunément des stands de dégustation. Des panneaux en lave émaillée sur support de béton sont offerts par la société Michelin aux communes qui portent dès lors la mention "Route du Vin."
L’impulsion du Touring-Club de France est décisive en matière de tourisme. Dans la Revue du Touring Club de France, de Juillet 1953, Numéro 631, on peut lire l’article suivant : « Certes, tous ceux qui emprunteront la même route n'auront pas tous les jours le privilège d'entendre à Marlenheim les réjouissantes chorales des vignerons : sans doute, lorsqu'ils passeront à Molsheim, l'eau fraîche coulera seulement à la fontaine de la place et non plus le vin blond et velouté que nous y avons bu...Mais il vous suffira d'abandonner les routes de la plaine, rectilignes mais sans charme, pour découvrir à votre tour les beautés qu'elles négligent : Obernai, Ribeauvillé, Riquewihr, Kaysersberg, Ammerschwihr et cinquante autres villages incroyablement pittoresques et charmants, disséminés entre Mulhouse et Strasbourg. Vous les trouverez nichés au creux des coteaux hérissés de vignobles, dans de calmes paysages riches de souvenirs du passé, débordants de vie et de coquetterie, et, à l'époque des vendanges, quand l'automne verse sur la nature la splendeur de ses ors, vous aimerez l'animation de leurs cours emplies des chansons des vendangeurs. Car, en vérité, nul ne peut échapper à la séduction de cette province comblée de dons, immuablement joyeuse et fière à travers la plus tumultueuse des histoires. »
Dans son article intitulé « Sur la Route des Vins d’Alsace » le journaliste du Monde du 1 juin 1953 raconte : « Strasbourg, 30 mai. Pour célébrer dignement l'inauguration de la "Route des vins d'Alsace " tous les pittoresques villages du Haut et du Bas-Rhin situés sur le parcours avaient mis aujourd'hui leurs habits de fête : maisons fleuries, arcs de triomphe, harmonies municipales en costume traditionnel, groupes folkloriques dansant sur les places, etc. Le programme de la journée étant très chargé, c'est de bon matin que le cortège officiel quitta Strasbourg pour accomplir le premier acte officiel à Marlenheim, extrémité bas-rhinoise de ce tracé à travers le vignoble, dont Thann constitue, dans le Haut-Rhin, l'autre point extrême. A Marlenheim donc, premiers discours, premières dégustations, en présence de nombreuses personnalités, parmi lesquelles M. Pflimlin, ancien ministre, président du conseil général le directeur de l'office du tourisme, le préfet du Bas-Rhin, etc. Si le soleil n'arrivait pas à percer les nuages gris recouvrant la plaine d'Alsace, il fut quand même de la fête en scintillant dans les verres où coulaient généreusement les crus les plus célèbres de la région. Le cortège ne s'arrêta pas longtemps, car la route du vin est longue et il fallait être à l'heure au déjeuner des Trois-Epis, où l'on devait retrouver le cortège haut-rhinois parti ce matin de Thann. Une réception et une fête de nuit termineront à Colmar cette journée dédiée à la gloire des vins d'Alsace. »
1953 - 2023 : La route des vins d'Alsace un succès incontesté depuis 70 ans
A partir de 1953, la Route des Vins d'Alsace va rapidement faire partie de l’identité du territoire à mesure que se développe un tourisme gastronomique et paysager spécifique. En 1962, les efforts consentis par les vignerons portent leurs fruits : le vin alsacien est désormais reconnu par une AOC Appellation d’Origine Contrôlée Vin d’Alsace. Puis arrive l'Appellation Alsace Grand Cru à partir de 1975 suivie de l’Appellation Crémant d’Alsace en 1976.
Les fêtes du vin et les fêtes des vendanges vont participer à faire la publicité de ces nouvelles appellations. Citons les plus emblématiques, comme dès septembre 1953, la première fête des Vendanges de Riquewihr puis les fêtes liées au roman "L'Ami Fritz" à partir de 1960 à Obernai puis depuis 1973 « Le Mariage de l’Ami Fritz » à Marlenheim suivie de « La visite de l’Ami Fritz » à Hunawihr mais aussi de la Fête du Pinot Noir à Rodern, la Fête du Brand à Turckheim… la liste est si longue et bien sûr n’oublions pas la célèbre Foire aux Vins d’Alsace de Colmar qui va prendre une nouvelle dimension avec son déménagement au Parc Expo de Colmar à partir de 1968.
Et aujourd’hui ? La Route après la Route
La lutte anti-alcoolisme, la fin du tout automobile et les nouveaux modes de découverte favorisent les découvertes à pied ou à vélo. Ainsi, les sentiers viticoles, comme par exemple "le sentier viticole du Vignoble de Marlenheim" qui fait partie des "circuits de Bacchus" proposent de très nombreux itinéraires pour découvrir les vignobles et villages de la Couronne d’Or. De très nombreuses circuits et pistes cyclables permettent de parcourir tout le vignoble alsacien. Ces dernières années, le Slow-Up, une opération festive qui permet de découvrir une portion de la Route des Vins d'Alsace à vélo a rencontré un très grand succès. La Route des Vins d'Alsace se découvre de multiples façons et toutes les interconnexions : voiture, bus, train, vélo deviennent aujourd’hui de plus en plus faciles et vont être amenées à se développer car les visiteurs en redemandent.
En 2018, l'Alsace a accueilli 22 millions de visiteurs pour un chiffre d’affaires estimé à 2,4 milliards d’euros (Chiffres ADT, 2018) ce qui fait du tourisme un secteur économique majeur en Alsace.
Le vignoble alsacien attire chaque année toujours plus de visiteurs. Avec plus de 3 millions d'œnotouristes par an, c'est le troisième vignoble le plus fréquenté de France derrière les vignobles bordelais et champenois. Les achats de bouteilles au caveau jouent un rôle notoire puisqu’ils totalisent 25 % des ventes directes de vin. L’œnotourisme est bien une manne économique avec un chiffre d'affaires estimé à plus de 500 millions d'euros, uniquement pour les ventes de bouteilles.
Et les vignerons dans tout ça ?
L’accueil à l’alsacienne : ses caveaux de dégustation, ses kougelhopfs, ses verres à pied vert, ses nappes à carreaux, ses emballages trois bouteilles en forme de maisonnette alsacienne évolue également rapidement. Avec la mondialisation du tourisme, l’oenotourisme à l’alsacienne s’est professionnalisé et le label « Vignobles et Découvertes » en est le fleuron.
Aujourd'hui, la route des vins d'Alsace est même étudiée par les spécialistes du tourisme comme Sophie Lignon-Darmaillac qui dans son article "Trouver sa route ou se perdre dans le vignoble ? Les routes du vin, une géographie multidirectionnelle, la nouvelle alliance du tourisme et du vin" analyse l'évolution de ce mode de découverte.
Récemment la chercheuse Sylvianne Boulanger, a publié un très intéressant article dans la revue publiée par la Chaire « Culture et Traditions du Vin» de l’Université de Bourgogne : Territoires du Vin - Le tourisme œnogastronomique, levier du développement des territoires, numéro 14, année 2022 intitulé : "Fédérer une offre œnogastronomique éclatée : un défi pour les acteurs du vignoble alsacien".
A l’occasion du 70e anniversaire de Route des Vins d’Alsace, le CIVA Alsace ROCKS organise chaque dimanche du 23 avril au 30 juillet 2023 la Tournée des Terroirs. 15 dates au cœur des Vignes. Plus de 150 domaines alsaciens révélent la richesse des terroirs d’Alsace, leur diversité, leur beauté et leur rôle essentiel dans la naissance des Grands Vins d’Alsace.
Quant à moi, je vous accompagne pour toutes vos visites oenoculturelles en Alsace. Labellisée "Vignobles et Découvertes" et spécialiste de des cultures de la Vigne et du Vin en Alsace, je vous propose de nombreuses visites d'histoires et de terroirs. Alors partons ensemble :
- Découvrir les histoires et cultures du Vin et de la Vigne en Alsace
- Rencontrer des vignerons et des vigneronnes bio passionnés et engagés
- Explorer la Route des Vins d'Alsace et prendre le temps de découvrir ses secrets les mieux gardés
- Parcourir et Déguster les Grands Terroirs Alsaciens
Entamons le voyage vers le terroir et les Vins d'Alsace. Laissez-vous guider ...
Bibliographie :
- Saisons d’Alsace, La route du Vin d’Alsace, numéro 3 de l’année 1952
- Claude Muller, "Le paradigme de la mise en scène paysagère, L'exemple de l'Alsace (XVIII°-XX°siècle)", Terres des hommes, terres du vin, Presses universitaires François-Rabelais, 6 décembre 2022
- Georges Bischoff, Dans le ventre de l’Alsace. L’âge d’or de la gastronomie alsacienne, Strasbourg, La Nuée bleue, 2020
- Sophie Lignon-Darmaillac. "Trouver sa route ou se perdre dans le vignoble ? Les routes du vin, une géographie multidirectionnelle, la nouvelle alliance du tourisme et du vin", Presse Université de Laval. Les routes touristiques, 2015
- Sylvaine Boulanger, « Fédérer une offre œnogastronomique éclatée : un défi pour les acteurs du vignoble alsacien », Territoires du vin 14, 2022
- « La route du Vin d’Alsace est ouverte », Revue du Touring Club de France, Numéro 631, Juillet 1953
- « Sur la route des Vins d’Alsace », Le Monde du 01 juin 1953
- 1912-2012 centenaire de l'AVA plaquette éditée par l'AVA, 2012
- Odile Kammerer, Entre Vosges et Forêt-Noire : Pouvoir, terroir et villes de l’Oberrhein 1250-1350, Editions de La Sorbonne, 2001
- Médard Barth, Der Rebbau des Elsass und die Absatzgebiete seiner Weine, F.-X. LE ROUX, Strasbourg, 1958
Informations sur l'auteur : Caroline CLAUDE-BRONNER, fondatrice de Chemins Bio en Alsace, guide conférencière diplômée en Histoire, fille de vignerons alsaciens, passionnée par sa région, vous propose ses services de guidage et d'accompagnement dans la bonne humeur et le respect de l'environnement pour tout public.