L’EDELZWICKER – l’alchimie du noble assemblage 

Retraçons ensemble l’alchimie sensible des " Edelzwicker - Zwicker et Gentil " ces vins hermaphrodites nés du noble assemblage de cépages que l'on peut boire en Alsace. Une histoire que je vous raconte lors d'une visite guidée et sur mon blog www.cheminsbioenalsace.fr

Le ZWICKER - l'Hermaphrodite
Le ZWICKER - l'Hermaphrodite

"Le vin possède la faculté de faciliter le rapprochement voir la confusion entre des dimensions culturelles que nous sommes habitués à distinguer dans nos représentations ordinaires 

(profane/religieux, humain/divin, masculin/féminin, humain/animal, bon/mauvais, noble/vulgaire, beau/monstrueux, naturel/artificiel.)"

Vin & Altérité, Actes  [1]


Qu’est-ce qu’un Edelzwicker ? 

Un assemblage de cépages blancs (vinifiés ensemble ou séparément) de l’AOC Alsace, sans indication de pourcentage. Historiquement, ces différents cépages étaient issus de la même parcelle. Appelés à l’origine Zwicker (assemblage), on a rajouté le préfixe d’Edel (noble) pour marquer la présence de cépages nobles choisis pour remplacer les cépages gros producteurs. Voici ce que nous apprend, en quelques phrases le site internet du Centre Interprofessionnel des Vins d’Alsace [3]. Mais quelle est l’origine de ce mot ? 

Pour mener l’enquête, il est toujours bon de commencer par relire le chanoine Médard Barth, qui nous précise au chapitre "Statut des Vins d’Alsace du 2 Novembre 1945" [4] de son ouvrage "Der Rebbau des Elsass" publié en 1958,  que :  "en plus de l'appellation "Vin d'Alsace" les cépages ou les noms Zwicker et Edelzwicker peuvent être précisés. Un Zwicker est un mélange de moûts issus des cépages qui produisent des vins ordinaires ou de ces cépages et de cépages nobles. Un Edelzwicker est un mélange de moûts ou de vins issus uniquement de cépages nobles."


Ancienne étiquette de Vin Noble d'Alsace - Edelwein XIXe siècle
Ancienne étiquette de Vin Noble d'Alsace - Edelwein XIXe siècle

Pour en savoir plus sur les cépages dits "Nobles" et les cépages dits "communs" ainsi que sur l'origine des noms de cépages, je vous invite à lire mes articles sur la "Fabuleuse histoire du Tokay Pinot Gris alsacien" et "l'Histoire et l'avenir du vin rouge d'Alsace". Il est à noter que jusqu'au milieu du XVIe siècle, il n'est mentionné que "raisins blancs, raisins rouges, raisins nobles et raisins communs" puis à partir de 1525, la guerre des Paysans ayant porté un grand coup social dans le vignoble puisque des milliers de vignerons qui se levés contre les autorités ont été tués ou sévèrement sanctionnés, il devient important de mieux différencier les cépages de qualité soit "Nobles" des autres les "communs" de plus gros rendement. En, effet, si jusqu’en 1540, grâce à un climat favorable le "Kaufwein", le vin d’exportation issu de cépages nobles s'écoule assez facilement chaque année, grâce au Rhin qui est un fantastique "couloir à vin" et aux cols vosgiens qui facilitent le commerce avec les abbayes lorraines, lentement à partir de 1550, les mauvaises récoltes vont se succéder car les aléas climatiques sont nombreux. La tentation de planter des cépages de plus gros rendement devient alors grandissante. Il est alors nécessaire de mieux identifier les cépages ainsi Jérôme Bock, mentionne en 1551 dans son"Krauterbuch" différents cépages :"muskatell, traminer, riesling, kléber (clevner), grünfränkirch, Schwarzlampers, Lombardisch". En 1575, le Magistrat de Riquewihr soucieux de la qualité et de la notoriété des vins de la Cité publie dans son "Ordonnance sur la viticulture" la liste des cépages autorisés : "Avec l’autorisation de la Régence Princière de Wurtemberg, nous avons décrété que sous peine d’amendes prévues personne, ni bourgeois, ni étranger n’ait l’audace de planter dans la banlieue de Riquewihr d’autres cépages que ceux mentionnés ci-après : Gentil blanc, Gentil rouge, Muscat blanc et rouge, Pinot blanc, rouge et gris, Lampersch ou Lombard. Les autres cépages quels que soient leur nom sont formellement interdits". A partir du XVIIe siècle, il deviendra de plus en plus important de différencier les cépages car l'extension des vignobles de plaine avec des cépages "communs" de gros rendements portera de gros préjudices à la notoriété des vins "nobles" de coteaux.


Revenons à nos assemblages et commençons par le Zwicker

Il s’agirait donc bien au départ d’un mélange ou d’un assemblage de cépages qui se nommerait "Zwicker" en Alsace. D’où vient ce terme ? Nous apprenons dans le compte rendu de l’Association française pour l'avancement des sciences, volume 44, page 800, publié en 1921 que le mot "Zwicker" provient du dialecte alsacien, qui doit exprimer le mot "Zwitter" ou "hybride", c'est à dire un vin provenant de cépages ordinaires et qui est mélangé ou coupé avec du vin de cépages blancs fins.

Nous voici désormais sur la piste d’un "Zwitter" et grâce au jeune médecin Frédéric Faudel qui à la page 24 de sa dissertation de licence pour l’obtention du grade de Docteur soutenue en 1780 intitulée "Specimen inaugurale de viti-cultura Richovillana" soit "Introduction à la Viti-culture à Riquewihr" nous découvrons que : "Les vins obtenus à partir des cépages nobles sont appelés Edelweine, "vin gentil ou vin noble" ; et à partir des cépages communs, Gemeiner Wein, "vin commun". Le Zwicker ou "Vin mixte" soit "Hermaphrodite" est obtenu à partir d’un assemblage de raisins nobles et de raisins communs."

Pour en savoir plus sur Frédéric Guillaume FAUDEL -voir note  [5]

Hermaphrodite et Salmacis, dans Christine de Pizan, Epistre Othea, vers 1460 [6]
Hermaphrodite et Salmacis, dans Christine de Pizan, Epistre Othea, vers 1460 [6]

Cette découverte nous amène à vérifier dans un dictionnaire étymologique que le mot allemand "Zwicker" correspond bien à "Zwitter" qui signifie effectivement "hermaphrodite". 

Une appellation née de la mythologie grecque : Hermès et Aphrodite ont eu un fils, Hermaphrodite, qui a refusé les avances de la nymphe Salmacis, et celle-ci obtint des dieux d’être fusionnée à Hermaphrodite, qui devint alors à la fois homme et femme, donc une forme double. Zwitter signifiant "Zwei" soit être deux, à la fois une femme et un homme. L’allemand "Zwitter" peut également signifier "hybride", bien que cette notion n’ait aucun rapport avec l’hermaphrodisme, sauf une origine double dans les deux cas.

Au fil des évolutions linguistiques l’hermaphrodite "Zwitter" est donc devenu le "Zwicker" ou le "vin mixte" qui assemble des cépages fins et des cépages courants ou encore le vin "mi-femme /mi-homme". Ce qui n’est pas sans nous émouvoir puisque nous renouons ici avec l’origine même de la vigne cultivée qui possède bien une fleur hermaphrodite (eine Zwitterblüte).

Die Zwitterblüte - la vigne cultivée est hermaphrodite - Vitis vinifera subsp. vinifera, Franz Eugen Köhler, Köhler's Medizinal-Pflanzens, 1897
Die Zwitterblüte - la vigne cultivée est hermaphrodite - Vitis vinifera subsp. vinifera, Franz Eugen Köhler, Köhler's Medizinal-Pflanzens, 1897

En effet, la principale caractéristique de la vigne cultivée Vitis vinifera subsp. vinifera est d’être hermaphrodite, un même pied portant, dans la majorité des cas, à la fois des fleurs mâles et des fleurs femelles (alors que le pollen des plants femelles de la vigne sauvage est stérile). Ses grappes sont plus volumineuses, ses grains plus gros, et la forme de ses pépins est plus allongée que la vigne sauvage.

C’est en privilégiant les baies les plus grosses, les plus juteuses, les plus goûteuses, ou d’autres critères intéressants, que nos ancêtres ont commencé à multiplier des variétés de vignes à l’aide de boutures ou de semis. Cette pratique a permis qu’apparaissent progressivement les premiers cépages de vigne identiques, lesquels ont été transportés et disséminés autour de la Méditerranée par les Phéniciens, les Grecs puis les Romains. En Europe occidentale, les cépages sont issus de ces pratiques de sélections et de croisements entre plants sauvages locaux et plants déjà sélectionnés, et de semis.[7]

Les humains qui produisent et commercialisent le vin ont toujours eu à coeur de promouvoir leurs produits. Nommer le vin a de tout temps été un objet majeur de construction linguistique et commerciale. Les évolutions linguistiques et géopolitiques de l’Alsace notamment au cours des XIXe et XXe siècles avec pas moins de cinq changements linguistiques (Français-Allemand-Français-Allemand-Français) ont entrainé des "complexités" d’usage de certains termes, ainsi du Zwitter/Zwicker (Assemblage, Vin Mixte, Vin Hermaphrodite) nous sommes passés à l’Edelzwicker (Assemblage Noble) puis à l’Edel ou l'Edelwein (Noble ou vin Noble) et au Gentil (Noble).

Edel-Zwicker - assemblage noble
Edel-Zwicker - assemblage noble
Etiquette ancienne d'Edelzwicker ou Gentil
Etiquette ancienne d'Edelzwicker ou Gentil

Germain Muller nous parlait ainsi du Vin d’Alsace en 1967 : "L’Alsace est un "convertisseur" qui sait prendre les éléments étrangers pour en faire quelque chose de particulier, de transformé, d'alsacien. L’Edelzwicker est le vin le plus typique le coupage noble qui donne quelque chose d’homogène, d’astucieux, de léger, de réel ! Les bons alsaciens ne sont pas des Riesling ou des Traminer mais des Edelzwicker ! "

Le noble Gentil d'Alsace 

Aujourd’hui, le "Gentil" fait l’objet d’une Charte Interprofessionnelle qui définit ses conditions d’élaboration. La dénomination Gentil est ainsi réservée aux vins de l’AOC Alsace répondant aux normes d’un assemblage de qualité supérieure. Cet assemblage doit être constitué au minimum de 50% de Riesling, Muscat, Pinot Gris et/ou Gewurztraminer, le reste étant composé de Sylvaner, Chasselas et/ou Pinot Blanc. Avant assemblage, chaque cépage doit être vinifié séparément et doit avoir obtenu l’agrément AOC Alsace. Le Gentil doit faire mention du millésime et ne peut être commercialisé qu’après une dégustation d’agrément en bouteilles. Le Gentil se distingue de l’Edelzwicker qui est lui aussi un vin d’assemblage mais qui peut être composé de tous les cépages blancs d’Alsace, sans indication ou contraintes de proportion. De plus, les cépages de l’Edelzwicker peuvent être vinifiés ensemble ou séparément. [8]

 

Un Brand Gentil des années 1920 et 1930
Un Brand Gentil des années 1920 et 1930

L’historien Claude Muller, dans le "Dictionnaire des Vins d’Alsace" [9] précise que "le mot Gentil a été détourné car il désignait à l’origine un cépage et est aujourd’hui un assemblage de trois cépages (Riesling, Gewurztraminer et Pinot Gris) ». Il rajoute "On notera la volonté de transformer un nom germanique -zwicker- en mot français -gentil-. Une nécessité commerciale ?" . 

En effet, "Gentil" emprunté du latin gentilis, "qui appartient à une famille" puis "de bonne famille, généreux, aimable" était un terme polysémique qui était utilisé jusqu’au XIXe siècle pour désigner tout à la fois un cépage qui pouvait être le "gentil aromatique blanc" probablement le Riesling mais également "le gentil aromatique, rose ou duret" probablement le Traminer et aussi le "gentil rouge" probablement le Pinot Noir. Mais Gentil correspondait également à un assemblage de cépages nobles comme le précise Frédéric Guillaume Faudel en 1780 : "Les vins obtenus à partir des cépages nobles sont appelés Edelweine, vin gentil ou vin noble". 

Alsace Complantation Domaine Marcel Deiss - « Ce qui s'oppose s’assemble, et de ce qui diffère naît la plus belle harmonie, et la discorde qui engendre toutes choses » (Héraclite, Fragments, VIII)
Alsace Complantation Domaine Marcel Deiss - « Ce qui s'oppose s’assemble, et de ce qui diffère naît la plus belle harmonie, et la discorde qui engendre toutes choses » (Héraclite, Fragments, VIII)

Le Gentil pouvait également être un vin de différents cépages "nobles" complantés dans la même parcelle. Une ancestrale pratique qui était encore très usuelle dans les années 1920 en Alsace, avant la replantation de masse suite à la crise phylloxérique. Cette ancestrale pratique permettant l'expression du lieu retrouvant à nouveau un intêret aujourd'hui. 

La complantation s'apparente à une recherche d'harmonie mais il n'y a pas d'harmonie sans conflit, sans divergence préalable. Le mot harmonie, dérivé du grec harmonia, signifie arrangement, ajustement, et désigne plus précisément la manière d'accorder la lyre. Le principe d'harmonie se distingue de celui d'équilibre (aequus, égal, et libra, balance). Dans la quête de l'équilibre, il n'y a pas d'autre fin que la stabilité, que l'annulation des forces les unes par les autres, leur compensation mesurée, pesée. Si l'équilibre demeure fragile, toujours à surveiller, à recalculer, l'harmonie "travaille" à partir du chaos à installer un état durable, une fusion intime des éléments. 

Vigne en Complantation - Domaine Marcel Deiss - Grand Cru Schoenenbourg - Riquewihr
Vigne en Complantation - Domaine Marcel Deiss - Grand Cru Schoenenbourg - Riquewihr

Aujourd’hui, de très nombreuses et nombreux vigneronnes et vignerons alsaciens utilisent toutes les possibilités de l’assemblage et de la complantation de cépages pour notre plus grand plaisir. Ces vins sont nommés de nombreuses manières : Edelzwicker, Gentil, Complantation, Paar, Clin d'oeil, Ami Amis, Le 4, Who am I, Epice, Lumières, A Minima…

Paar ou assemblage de deux cépages Mélanie Pfister
Paar ou assemblage de deux cépages Mélanie Pfister

N’ayons pas peur de cette alchimie du noble assemblage car comme l’écrivait le philosophe et historien des religions roumain Mircea Eliade : "le mythe est une histoire inventée pour répondre à une question ou à une angoisse".

Matthäus Merian d.Ä., Die Alchemische Weltlandschaft, le paysage alchimique du monde, Johann Daniel Mylius, Opus medico-chymicum, Frankfurt, Lucas Jennis 1618, Teil 3 [2]
Matthäus Merian d.Ä., Die Alchemische Weltlandschaft, le paysage alchimique du monde, Johann Daniel Mylius, Opus medico-chymicum, Frankfurt, Lucas Jennis 1618, Teil 3 [2]

L’hermaphrodisme -cet assemblage des deux en même temps- s’inscrit dans une longue tradition humaniste et constitue une manière d’échapper à la pureté inaccessible. Bien sûr, ceux qui haïssent les mélanges, ceux qui veulent à tout prix sauver l’identité et la pureté auront des difficultés à accepter que les vins nés d’assemblages ou de complantations nous apportent la possibilité d’épouser la complexité et donc la réalité du monde. 


Pour en savoir plus : 

[1] Vin & Altérité, actes du colloque de Mulhouse, 18 et 19 octobre 2018, page 12

[2] https://merian-alchemie.ub.uni-frankfurt.de/ausstellung/ii-alchemische-bildwelten/

[3] https://www.vinsalsace.com/fr/gouts-et-couleurs/cepages/vins-dalsace-dassemblage/edelzwicker-dalsace/

[4] Médard Barth, Der Rebbau des Elsass, 1958, page 480

[5] Frédéric Guillaume FAUDEL né à Mittelwihr en 1758 achève ses études médicales à la faculté de Strasbourg en soutenant le 18 septembre 1780 sa dissertation pour la licence : Specimen inaugurale de viti-cultura Richovillana. Une thèse élaborée sous la direction du célèbre professeur Jacques Reinbold Spielmann, qui apporte une précieuse contribution à la connaissance de la culture de la vigne en Alsace. Du point de vue topographique, l’étude s’intéresse aux terroirs de Riquewihr, Mittelwihr, Hunawihr et Zellenberg, secteur d’où est originaire l’auteur. Faudel analyse tout d'abord les procédés de multiplication de la vigne par bouturage, plus rarement par repiquage et de la transplantation par plants racinés. Puis l’auteur poursuit par une étude des terrains et des soins à donner à la vigne avec la lutte contre les insectes de la vigne et les intempéries. Particulièrement intéressante reste la description botanique des vingt cépages alors cultivés en rapport avec les raisins fournis. Viennent enfin la vinification et l’encavement. Du point de vue de la technique vigneronne, certaines notions sont encore valables, aussi bien pour la terminologie que pour les sols et leur travail. Un certain nombre de cépages a subsisté. Par contre, les changements essentiels ont trait à la protection contre les ennemis de la vigne et à la vinification, avec l’abandon de la bonification des vins d’Alsace par l’âge. Reçu docteur le 30 Novembre 1780, Faudel s’installe à Colmar et devint l’un des deux médecins de l’hôpital civil. Il décède à Colmar le 28.5.1794.

[6] https://gallica.bnf.fr/html/und/manuscrits/christine-depizan?mode=desktop#:~:text=Figure%20du%20premier%20humanisme%20français,débats%20intellectuels%20de%20son%20époque.

[7] https://www.inrap.fr/dossiers/Archeologie-du-Vin/Qu-est-ce-que-le-vin-/Genealogie-de-la-vigne-du-genre-au-cepage

[8] https://www.vinsalsace.com/fr/gouts-et-couleurs/cepages/vins-dalsace-dassemblage/gentil-dalsace/

[9] Claude Muller, Dictionnaire des vins d’Alsace,  Editions du Belvédère, 2012, voir Gentil ou Edel (page 97) ; Zwicker (page 271)


Informations sur l'auteur

Caroline CLAUDE-BRONNER fondatrice de Chemins Bio en Alsace, guide conférencière diplômée en Histoire, fille de vignerons alsaciens, passionnée par ma région, je vous propose mes services de guidage et d'accompagnement dans la bonne humeur et le respect de l'environnement pour tout public, du junior au senior.